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SAWYER

 

Chapitre 1
2ème Partie
(posté par Lou le mercredi 10 Août 2005 à 23h55)

 

 






Le Fiorella’s sur St Charles Avenue n’avait rien perdu de ce qui faisait sa réputation.
Lorsque Sawyer traversa la pièce principale du bar pour s’installer à une petite table à côté d’une fenêtre, il sentit les regards se poser sur lui.
Un petit groupe jouait distraitement un vieil air cajun au fond d’une scène poussiéreuse garnie de rideaux à l’agonie, et ici et là, des hommes principalement, buvaient leur verre d’alcool.
Regards fixes et embués, expressions fermées ou désespérées, oui, il était à sa place.

Cet endroit n’avait pas changé, pas le moins du monde. Mêmes tentures rouges accrochées aux murs de brique, même lampe-tempêtes consommant lentement une huile âcre, posées un peu partout sur des guéridons démodés.
Sawyer était à peine assis qu’une serveuse s’approcha :
« Qu’est-ce que je te sers mon ange ? « demanda t’elle.
Sawyer leva les yeux et la regarda, évaluant froidement qui elle était, qui elle donnait à voir.
Son mascara avait coulé et elle sentait la sueur.
Elle était vulgaire, pas très jolie, commune.
Il y a encore un mois il lui aurait lancé son sourire le plus charmeur et l’aurait mise dans sa poche instantanément, l’aurait ainsi gardée comme roue de secours au cas il ne trouverait rien de mieux au fil de la soirée.
Mais ce soir il baissa la tête et répondit machinalement, en expirant : « un paquet de clopes et un verre de scotch, pour commencer ». Elle le regarda, sans bouger. Puis elle sembla manifestement déçue, hésita un instant devant la table, et s’éloigna vers le bar en roulant des hanches.

Sawyer aurait voulu penser à autre chose qu’à l’île, et aux autres, à ces dernières images dans l’écran de télévision. Mais c’était impossible.
Désormais s’il voulait vivre normalement, comme avant, il allait devoir vivre avec.
Accepter l’amertume et la brutalité de ce retour à son existence d’avant, précisément. Accepter la sensation inconnue et indéfinissable de certaines nouvelles blessures, toutes fraîches, pas encore tout à fait ouvertes.
Il ignorait encore leur source, et s’interdisait d’y réfléchir vraiment. Pas encore.

Au loin le tonnerre se fit entendre, grondement sourd, colère contenue.
Sawyer réalisa, avec une sorte de gémissement intérieur, que cette île n’avait peut-être pas été une si mauvaise chose. Peut-être avait-il commencé là-bas à se délester d’un poids gigantesque, un poids que par habitude il avait fini par oublier. Un poids qui aujourd’hui revenait sournoisement se poser sur sa nuque et sur son cœur.

Le cours de ses pensées fut interrompu par le claquement du verre posé sèchement devant lui sur la table. La serveuse posa à côté les cigarettes, et sans plus le regarder, tourna les talons.

Très bien. Enfin une clope. Il se servit et l’alluma. Il inspira la première bouffée comme respire un noyé qui revient à la vie. Il toussa un peu, inspira de nouveau, bu une gorgée de scotch, puis s’affaissa en arrière sur la chaise grinçante.
C’était bon, c’était même foutrement bon.
Ce soir il allait se mettre la tête à l’envers, et demain matin seulement il s’autoriserait à regarder en lui de plus près.
Les violons cajuns venaient d’entamer une nouvelle mélodie, plus lente et mélancolique, une chanson traditionnelle, connue sous le nom de l’orphelin. « « Aujourd’hui, j’suis tout seul dans le chemin, et mes misères, faudra que j’ les prends comme ça vient…. »
La porte du bar était restée ouverte, afin de créer des courants d’air dans la chaleur ambiante, et Sawyer se mit à observer le rideau de pluie qui s’était mis à tomber.

Il but une nouvelle gorgée, et allait baisser les yeux lorsqu’une forme attira son attention.
Là-bas, dehors, sous la pluie, une silhouette.
Il cligna des yeux, fronça les sourcils : Une femme se tenait juste dans l’encadrement de la porte, sur le trottoir, éclairée par la lumière tremblotante et orangée de ces lampadaires à l’ancienne. Une jeune femme brune blottie dans une veste trop grande pour elle, crispée sous la pluie fraîche.

Sawyer sentit son cœur se figer, reposa le verre sans s’en rendre compte.
Etait-il possible que … Non. Bien sûr que non, c’était ridicule.
T’as des hallucinations mon vieux…, eut-il le temps de se dire, mais déjà il se levait, plissant les yeux au maximum, tentant de discerner plus précisément la fille.
Il fit un pas en avant, et au même instant, aussi lestement qu’un chat, la fille se déplaça sur la gauche et disparu de l’encadrement. Sawyer parcouru les quelques mètres qui le séparaient de l’entrée et se retrouva dehors sous la pluie.

Il n’y avait personne sur l’avenue. Pas âme qui vive.
Sawyer se retourna, regarda d’un côté puis de l’autre, scrutant l’obscurité.
Rien. Une voiture de flics patrouillait plus haut, mais tourna à une intersection.
L’avenue se ramifiait sur chaque trottoir en des dizaines de ruelles tortueuses et noires.
La fille, si elle avait existé, pouvait être à présent n’importe où.
Il fit quelques pas, en courant presque, du côté où elle avait disparu.
Le tonnerre éclata, d’une fureur et d’une puissance qui fit sursauter Sawyer. Il stoppa net.
C’est ridicule…
La pluie avait redoublé. Il était déjà trempé, et ses cheveux lui collaient au visage.
La serveuse lui avait couru après : « alors mon gars tu vas où comme ça ? »
Sawyer se passa une main sur le visage. Son cœur battait aussi vite que s’il venait de courir.
« hé ! Tu crois qu’on sert gratos ici mon joli ? »
Immobile, il resta là, le regard allant d’un recoin de l’avenue à un autre.

Puis il ferma les yeux, déglutit, et se décida à regarder la serveuse.
Elle se couvrait la tête d’un vieux journal, et se dandinait d’un pied sur l’autre.
Il la dévisagea avec un dégoût ostensible, prit de la monnaie dans sa poche, et la jeta aux pieds de la fille.
Elle fut si choquée qu’elle ne dit rien, et se contenta de le regarder alors qu’il remontait l’avenue sous la pluie battante.







Sawyer ignorait où il allait. Il avait pris à droite à un moment donné, pensait-il se souvenir, ou bien était-ce à gauche. Il ne reconnaissait pas cette rue. L’eau lui traversait les vêtements.
La première chose qu’il ferait demain, nom de dieu, ce serait d’aller se faire prescrire une paire de lunettes. Il accéléra, sans pouvoir s’empêcher de regarder fébrilement autour de lui.
Le tonnerre gronda encore, plus sourdement cette fois, comme apaisé, et un éclair déchira violemment la nuit.


Sawyer se sentit soudain plus perdu que jamais.

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